Voisins de passage. Une microhistoire des migrations, livre publié en France en septembre dernier a suscité dans la presse un intérêt mérité. La plume et la dextérité de chercheur de son auteur, Fabrice Langrognet, sont louées par toutes les recensions tant elles parviennent à faire revivre à hauteur d’individus, la vie sociale des habitants des immeubles du 96-102, avenue de Paris, à la Plaine-Saint-Denis, entre 1882 et 1932.
Fabrice Langrognet est un membre actif de l’AMuLoP. Cela va de soi ! Non seulement parce que sa recherche s'ancre sur le territoire de la proche banlieue nord de Paris, aujourd’hui Plaine Commune, qui est le principal terrain d’action de notre association, mais aussi et surtout parce que sa démarche témoigne parfaitement de l’esprit qui anime l’AMuLoP.
Petit tour d'horizon du regard porté par la presse sur cet ouvrage qui met si bien en lumière les vertus d'une démarche de recherche, mais aussi de médiation, prenant pour objet une biographie d'immeuble.
Avec son ouvrage, Fabrice Langrognet emporte en effet l'adhésion de ses lecteurs quant à la démarche microhistorique :
"La micro-histoire, quand elle est maîtrisée à ce point, nous parle bien plus que les grandes fresques immobiles. Sur le palier de l’histoire, par le trou de la serrure, on voit parfois des détails et des nuances qui peuvent échapper à des échelles plus larges" (Livres Hebdo, n°34, septembre 2023).
Ces mille détails qui forment le récit de Voisins de passage offrent à lire une histoire du quotidien en prise avec des questions très actuelles :
"Une magistrale démonstration de l'urgence qu'il y a, tandis que les banlieues ne cessent d'agiter les passions politiques, à prendre au sérieux leur histoire." (L'Histoire, n°513, novembre 2023)
"... le document idéal pour approcher les individus au cœur des questions migratoires, instrumentalisées aujourd’hui dans le débat politique français et européen où elles suscitent passion, friction et dérives de toutes sortes" (Culture Box, France TV, février 2024)
Le journal Le Parisien ne s'y est pas trompé, avec la bonne idée d'un reportage auprès des habitants actuels des 96 et 98, avenue du Président Wilson à la Plaine Saint-Denis, qui questionne intelligemment les résonances du passé restitué par Fabrice Langrognet dans le voisinage actuel.
Les lectures de l'ouvrage sont également marquées par la force d'une histoire sociale en prise avec le vécu et l'expérience sensible des habitants :
"Fabrice Langrognet réussit cependant un véritable tour de force en intégrant sans en avoir l’air, dans une prose fluide, très littéraire, un travail herculéen de lecture des sciences sociales et d’analyse de milliers de documents. Dès l’entrée dans l’un des immeubles, au premier chapitre, on est saisi : le pavage des cours, les cris des enfants, le fumet des plats qui cuisent, tout est là, devant nous, autour de nous" (Le Monde, 28 septembre 2023).
"Ce que l’on voit par sa fenêtre, ce que l’on mange, les relations aux voisins de palier, le jeu des enfants, les cahiers scolaires, le prix des loyers ancrent autrement les questions de classe, de culture et d’origine dans le temps et dans l’espace" (La Vie des Idées, septembre 2023).
"Grâce aux soixante-seize entretiens menés auprès des descendants d’habitants du « 96-102 », l’historien donne sa place aussi à une histoire des sensibilités : il ressuscite un monde, avec ses odeurs souvent nauséabondes, mais aussi avec ses odeurs agréables (les multiples senteurs des cuisines au moment des repas), avec ses couleurs également, où domine néanmoins le gris des vêtements de travail. Ce monde est traversé par une ambiance sonore singulière, entre les rires et les cris des enfants, les disputes de voisinage, le bruit de l’avenue parcourue par les voitures à cheval et autres convois, celui des usines à proximité…" (En attendant Nadeau, septembre 2023).
Dans le projet de l'AMuLoP cette dimension sensible et située tient un rôle fondamental.
Ce que nous cherchons à faire par la scénographie et l'élaboration de médiations scientifiques attachées à la matérialité, aux lieux, aux vécus et aux récits de trajectoires, à la fois personnelles et collectives, Fabrice Langrognet le réussit par une écriture qui fait écho à la démarche littéraire d'un Georges Perec, attentive aux "espèces d’espaces" :
"Vous ne serez pas surpris qu'on puisse en apprendre beaucoup de l'histoire d'un immeuble. Vous avez peut-être lu La Vie mode d'emploi, de Georges Perec (1978) ou L'Immeuble Yacoubian d'Alaa al-Aswany (2002). Vous connaissez peut-être le saisissant film de Ruth Zylberman Les Enfants du 209 rue Saint-Maur (2018) et le livre qui en est issu" (Libération, 2 novembre 2023).
"Parce qu’ils sont instables, parce qu’il faut en changer souvent en évitant les chausse-trapes, les lieux d’habitation des exilés sont des espaces de tâtonnement et de crainte, de croisements et de ligne de fuite avec un horizon lointain que Perec formulait ainsi : « comment ferais-je moi qui n’ai pas d’Histoire pour avoir un jour une maison ? »" (La Vie des Idées, septembre 2023).
De la solidité scientifique aux formes de la médiation, toute la force de la démarche réside dans les renouvellements du regard qui en résultent et qui deviennent parfaitement tangibles au lecteur d'un ouvrage tel que celui de Fabrice Langrognet, comme au visiteur du futur musée du logement populaire.
Cela s'entend pour la compréhension historique des migrations et des identités :
"Observer les familles qui se succèdent dans ces immeubles pendant cinquante ans lui permet, à rebours des habitudes de recherche, de ne pas faire des groupes ethniques le point de départ de l’enquête, mais l’une de ses questions. Il ne s’agit pas de retracer l’histoire des Alsaciens-Lorrains, des Bretons, des Italiens, des Espagnols ou des Maghrébins à Saint-Denis, mais d’interroger la place des sentiments d’appartenance et des assignations identitaires dans les trajectoires de vie d’Edmond, Victoria ou Bernardo, plus tard de Mabrouk" (Le Monde, 28 septembre 2023).
"L’analyse de ces parcours discontinus replace les migrations dans une chaîne de choix stratégiques menés par les acteurs, où Saint-Denis n’est qu’un lieu parmi d’autres, voisinant avec la Grande-Bretagne, les États-Unis et même Tahiti ou la Nouvelle-Calédonie…" (Nonfiction, octobre 2023).
"L’étude minutieuse des divers conflits s’élevant dans la cité, comme des implications du premier conflit mondial, font conclure à l’historien que la dimension ethnique ne compte pas tant que d’autres différences sociales. L’anatomie d’une rixe d’août 1900, interprétée majoritairement par la presse contemporaine comme un conflit inter-ethnique, révèle ainsi l’importance de vendettas interpersonnelles sur lesquelles on avait plaqué a posteriori des significations identitaires" (Nonfiction, octobre 2023).
L'efficacité de la démarche est tout autant avérée pour émanciper le regard des stigmates sociaux attachés à la banlieue :
"Si la densité et la pauvreté dominent en effet dans cette cité, le misérabilisme de la presse peut être contrebalancé par d’autres sources, notamment orales, qui témoignent d’un vécu bien différent des habitants" (Nonfiction, octobre 2023).
Pourquoi ouvrir ces archives de peu ? Parce qu’elles dessinent des ombres, des toiles de fond, des silhouettes aux événements et combien de revirements de parcours. Mille affaires s’y dressent qui font tanguer les barques. Des incidents qui en disent plus long que ce qu’ils disent. Ils éclairent en sous-texte les modes de débrouillardise, leurs conséquences sur l’occupation de l’espace des immeubles, les rythmes de vie, le rapport à la santé et à l’hôpital, des façons de vivre au féminin et au masculin, des façons de remplir le placard – premier rempart indispensable lors de pénurie-, des surveillances qu’exerçaient les habitants les uns envers les autres (et quelle que soit leur nationalité) (La Vie des Idées, septembre 2023).
Cette enquête produit de la proximité. Livre salutaire, donc, que ce Voisins de passage qui tente de penser ensemble de multiples facteurs, dont les différences d’âge et de genre ; autrement dit, il contribue à sortir l’histoire des migrations de son isolement, comme le nouveau musée national de la Porte-Dorée tente aussi de le faire. Il casse les murs et les cloisons pour écouter la vie dans la cage d’escalier (En attendant Nadeau, septembre 2023).